11ème FESTIVAL AUTRES RIVAGES Musiques du Monde en pays d'Uzès | |||
Sa place n'était pas au village. A quatorze ans, il a dû aller gagner sa vie comme 'aide serveur' dans un cabaret d'Ankara. Il n'a aucune peine à y vivre à la lisière des milieux musicaux, et se fait remarquer par des musiciens pour sa voix (qui, dit-il, faisait pleurer son maître d'école); il réussit à se faire embaucher dans un cabaret et vivra désormais, durement, de la musique. Nous sommes dans les années 70. La Turquie est dans une phase très troublée; les affrontements entre extrémistes sont violents, dangereux. Ozan a de plus en plus de mal à exercer son métier. C'est à la suite d'une dangereuse bagarre qu'il décide de se rendre en Europe, où, pendant longtemps, il partage sa vie entre des emplois d'ouvrier dans le Nord-Est de la France, ou de chanteur dans un restaurant turc de Paris. L'élément le plus déterminant dans sa vie et dans son art est peut-être son appartenance alévie. Les alévis, d'obédience chiite, pratiquent un islam très ouvert particulier à l'Anatolie; ils ne fréquentent pas la mosquée et accordent plus d'importance à la clarté du cceur qu'au rite; se définissant avant tout comme humanistes, ils ont soutenu Atatürk dans son entreprise de modernisation, de laïcisation et d'émancipation de la femme, mais sont porteurs d'une culture très ancienne. Ils sont fortement méprisés par la majorité sunnite qui ne les considère même pas comme des musulmans. La musique tient une très grande place dans leurs rites d'initiation et dans la transmission de la geste des martyrs et des saints. L'alévisme est donc une pépinière d'ozarr, de troubadours, qui s'accompagnent presque toujours au saz (ou baglanra), leur instrument emblême, plus rarement à la vièle (kanrantchê). Tous ceux qui le peuvent, célèbres ou mendiants, se retrouvent au mois d'août au pélerinage de Hacibektas et chantent la geste alévie dans les rues du village ou dans les chaumes avoisinants. Ozan Firat se reconnait de culture alévie. Il dit avoir ressenti tout au long de sa vie un rejet, une exclusion, une impression d'être sans cesse montré du doigt. Mais il hérite aussi d'une tradition musicale et d'une mémoire collective pétrie de rejet du pouvoir, et de souvenirs de persécutions. Cette mémoire est riche de textes transmis de génération en génération, comme ceux du grand poète Pir Sultan Abdal (XVI° siècle) qui fait toujours partie du répertoire des ozan alévis. Ces textes sont écrits dans une langue très imagée, aux mots souvents recherchés; ils peuvent avoir un sens religieux ésotérique et parfois un sens politique caché: "Celui qui trouve une alilânde n'attache pas d'importance à sa coque", dit un proverbe. Cette pratique du double sens a beaucoup servi aux ozan de toutes les époques, des vers tels que: j'ai cru qu'un platane millénaire ne pouvait s'abattre, Pourtant un jour une pichenette suffira. peuvent être chargés d'un sens subversif. L'art des ozan est souvent mêlé à la politique et il est rare, en Turquie ou dans la diaspora européenne, qu'un meeting se tienne sans le concours d'un troubadour. Mais si la révolte confère parfois un ton rageur au chant d'Ozan Firat, l'exil, la nostalgie lui donne ses accents bouleversants. Les chants d'exil (gurbet) sont une tradition ancienne en Turquie, revivifiée par la vague d'immigration actuelle. Ils se chargent d'une émotion presque insoutenable lorsqu'ils sont chantés en Europe. Le public turc ne supporte pas longtemps la densité des chants d`exil d'Ozan Firat, qui préfère, en concert, les alterner avec des chansons légères, des airs de danse, pour rompre la tension qui monte pendant ces plaintes (dert) où la voix semble devoir se casser. Même s'il est un virtuose du Saz, l'Ozan est avant tout un chanteur. La technique d'accompagnement d'Ozan Firat est très fine et toute au service de sa voix: une courte introduction instrumentale annonce la mélodie; le rythme est frappé avec le majeur de la main droite sur la table de l'instrument; lorsque Ozan Firat s'apprête à chanter, il se concentre, ferme les yeux et quand sa voix se fait entendre, le jeu instrumental devient plus discret. Il se contente de souligner la mélodie en pinçant discètement les cordes de son saz, tant il se donne à son chant. Lorsqu'il se livre à l'uzun hava (les mélismes du "chant long"), il n'est plus en contact avec l'extérieur. Les muscles et les veines de son cou se tendent, le texte est rapidement déclamé plutôt que chanté, puis la voix s'étire en vibrant jusqu'à épuisement du souffle sur une seule syllabe, pour terminer, à la limite des réserves d'air, sur les derniers mots du vers. Le rythme s'efface, la musique n'est plus mesurée que par la longueur du souffle. La tension se communique au spectateur, coupée plus ou moins longtemps par le saz qui paraphrase en écho, souvent à l'octave, les dernières notes du chant. Le daf : définition, origine, usages voir page thèmes 2006 et écouter |