LA TRADITION DU REBETIKO
Chansons des fumeries d’opium et des prisons
Il a fallu que s’écoulent depuis plusieurs années depuis
la disparition du monde des rébètès, pour que l’on commence à comprendre, puis
à admettre que la musique populaire grecque lui doit toute sa vitalité
actuelle. Même le folklore aseptisé, consommé dans les boîtes de nuit par les
touristes, lui doit , hélas, toute sa prospérité. Comment les mangas et les
rébètés d’autrefois auraient ils pu prevoir que les roucoulements des
chanteurs de Plaka à Athenes finiraient par se substituer aux voix rocailleuses
, solides et chaudes de Markos Vamvakaris, de Roukounas, de Hadjiharisros et
de tant d’autres… Comment auraient ils pu imaginer que sur le ventre du
bouzouki pousseraient un fil électrique et qu’on remplacerait le baglama
et la guitare par des orgues électroniques, des contrebasses et des batteries…
Qui aurait pu deviner que la bourgeoisie grecque récupèrerait, après l’avoir
soigneusement émasculée, la musique de ceux qu’elle avait sauvagement traqués.
Le Monde des Rébétès
Sous prolétaires marginalisés, chômeurs forcés ou
professionnels vivant de trafic en tous genres de contrebande de petits vols ou
de proxénétisme, les mangas ou rébétès commencent à apparaître dans les centres
urbains de la Grèce vers la fin du 19ème siècle. Peu à peu , ils
constituent un «milieu » totalement autonome épris de liberté, d’indépendance,
fier de sa condition et obéissant à ses propres règles de vie marginale. Par
opposition à la société qui les entoure, les pourchasse et tente de les
exterminer par tous les moyens, ils créent un univers de la protestation par le
chant. On a souvent réduit le « mangas » à un révolté, à un
anarchiste, un individu par excellence anti social. Cependant une lecture
attentive des textes des chants montre que le mangas est surtout animé
d’un fort sentiment de mépris à l’égard de la société, sentiment qui ne se
traduit presque jamais par une révolte active. S’il porte des pistolets, c’est
pour régler ses comptes avec les hommes du « milieu » et pour se
défendre contre les baskinés (les flics) qui font des descentes dans les
tékés.
Le téké
Malgré les lois promulguées dans les années 1890 et qui
interdisent la vente et la consommation de haschich, les rébétès se retrouvent
le soir dans de petites fumeries clandestines, les tékés. Le patron, le
téketzis, prépare le narghilé, les clients s’installent autour sur des
coussins ou des skamnia (genre de petit escabeau) et l’on fume en tirant
à tour de rôle sur le markoutsi (l’emboût du tuyau du narghilé). Tandis
que le tsiliadoros (vigile) monte la garde par crainte de la police.
Dans la fumée du narghilé le mangas tente d’oublier sa
condition, sa misère, la peur du flic s’éloigne, le moment de la mastoura
(enivrement) arrive. Alors un client saisit son petit baglama et se
lance dans un taksimi (improvisation libre), préparant le terrain pour
que le copain à côté se mette à chanter en s’accompagnant au bouzouki. Un
troisième souligne le rythme à l’aide d’un toubeleki (petite percussion)
ou le plus souvent d’un komboloi (chapelet) qu’il frappe contre un
verre.
La musique du rébétiko et ses rythmes
La musique appartient incontestablement à l’univers sonore
de la méditerranée orientale. La mélodie du rébétiko s’appuie sur les degrés
d’un mode, le makam de la musique arabe auquel les musiciens grecs ont
donné le nom de dromos (le chemin ou la rue). Chaque dromos crée un
climat affectif particulier, privilégie certains sentiments, facilite plus ou
moins l’expression de tel ou tel état d’âme.
Les dromos dans les chansons des rébétes sont les
suivants : Rast, Hijâj, Kâr,Husam, Nihaved, Sayah,. Le musicien
choisit en fonction de son état d’âme et du texte, en faisant précéder la
chanson d’un plus ou moins long prélude instrumental appelé taksimi. Au
cours de cette improvisation, il explore son dromos avant de le suivre
et permet à ses auditeurs de s’adapter au climat qui en résulte, de s’y
installer, d’y vivre. Ensuite par petites pulsations, le musicien introduit
dans son jeu le rythme, la danse, l’assistance s’émeut, pousse des soupirs et
des cris pour encourager un mangas qui vient de quitter son narghilé
pour aller danser devant ses copains.
Le plus souvent il évoluera sur un zeybéikiko rythme
à 9 temps originaire de Turquie d’où il est importé par les Grecs d’Asie
mineure. C’est une danse d’homme individuelle, lente, majestueuse, exprimant à
la fois la levendia (la bravoure, la dignité et le contrôle intérieur du
danseur qui évolue les yeux mi-clos, les bras écartés, tournant très lentement,
faisant de temps en temps un mouvement brusque, tout à fait inattendu, d’une
grande puissance expressive.
Une autre danse également affectionnée par les mangas est le
khassapiko, originaire de Constantinople où il était dansé par les
bouchers (en turc : khassap). Contrairement au zeybékiko ,
le khassapiko se danse à deux ou à trois. Les danseurs se tiennent par
les épaules et s’indiquent les changements de pas par des pressions de la main
ou des cris. Le khassapiko leur permet d’exprimer la camaraderie qui les
lie et leur solidarité devant la société qui leur est hostile.
Il est à noter que le tristement célèbre « syrtaki »
est un sous produit de cette très belle danse qu’est le khassapiko. Ces
inventeurs parisiens ont complètement dénaturé une danse des rébétès en
lui ajoutant des pas acrobatiques, des pirouettes et des bons ridicules, toutes
ces simagrées admirées aujourd’hui par les touristes en mal d’exotisme…
Les instruments
Le rébétiko dit « primitif » (1890-1920) est le
plus souvent accompagné par les instruments que l’on utilise dans la musique
traditionnelle grecque : le violon, le oud, le sandouri et
même la clarinette. Les mangas les ont peu à peu remplacés par le bouzouki, le baglama
et la guitare.
Le bouzouki appartient à la famille du saz turc. Il
possède un long manche et trois doubles cordes. Dans les années 50 les
musiciens ont ajouté un quatrième couple de cordes pour faciliter le jeu de
l’instrument et rendre le son plus brillant, ce qui a permis le développement
excessif d’une virtuosité souvent creuse au détriment de la finesse du jeu.
L’accord se fait suivant le schéma RE-LA-RE ou SOL-LA-RE (karadouzeni ou
accord noir) ou encore LA-MI-LA (accord dit « ouvert »).
Appartenant lui aussi à la famille du saz, le
baglama est très petit, ce qui permet aux mangas de le cacher sous le
manteau (la police interdisait le port de cet instrument…) ou de l’emporter en
prison. Dans la solitude et le petit espace du cachot, le baglama est un
instrument idéal pour accompagner le chant du prisonnier qui peut fabriquer son
compagnon de misère en utilisant une courge ou une noix de coco.
Les chansons des fumeries
Les rébétès évitent l’usage de drogues dures. Si la preza
(la prise d’héroïne) est assez souvent citée dans les textes des chansons
rébétiques, c’est d’ordinaire pour décrire la déchéance morale et physique du
mangas qui l’utilise. En revanche, l’univers des fumeurs de haschisch est
décrit avec tendresse presque avec amour.
Les personnages que l’on rencontre dans le téké sont
présentés d’une manière simple et objective. Le propriétaire de la fumerie, le
tékétzis, est un type sympathique. Il est rarement avare de sa marchandise, il
dépanne ses clients fauchés, offre très souvent la tournée du narghilé et se
bat aux côtés de rébétès en cas de descente de la police. Beaucoup de chansons
constituent de véritables chroniques de la vie quotidienne du téké ;
l’auteur nous donne souvent les noms des clients et leurs métiers, nous parle
de leurs joies et de leurs peines et quant il se met à raconter les circonstances
d’une bagarre il ne nous prive d’aucun détail.
En 1936, sous la dictature du général Métaxas, les tékés
sont fermés, la police traque sauvagement les rébétès et les tribunaux
infligent de très lourdes peines aux fumeurs de haschisch. Les chansons
rébétiques sont interdites, les joueurs de bouzouki et de baglama se retrouvent
en prison, la possession d’un narghilé est considéré comme un délit grave…
Après l’occupation allemande et la guerre civile qui lui
succède le chant rébétique commence à décliner. Interdit sur les ondes de la
radio, il cherche refuge dans les maisons de disques qui se mettent à
« assainir » avant de procéder à l’enregistrement. Toute référence au
haschisch, au narghilé, au monde du téké disparaît, le moindre mot jugé « subversif »
ou qui porte atteinte aux « bonnes mœurs » est soigneusement gommé.
Pour survivre, les musiciens se mettent à fabriquer de nouvelles moutures,
anodines, de leurs anciens succès ou se lancent dans la chanson populaire à la
mode .
Le rébétiko de la toute dernière période (1950-1960) n’est
qu’un très pâle reflet de celui des années 20. Il a abandonné le systèmes des
dromos pour les mélodies majeures-mineures de la musique occidentale, les
joueurs de bouzouki deviennent des vedettes de boîtes de nuit et sont payés à
prix d’or pour divertir la bourgeoisie qui remplit chaque soir les tavernes
d’Athènes, du Pirée et de Salonique et qui « jouent aux rébétès »
comme Marie-Antoinette jouait à la bergère à Versailles.
La première fois, tant en Grèce qu’à l’étranger, qu’un disque
entièrement consacré aux chansons des fumeries et des prisons a eu lieu le 30
novembre 1984 au studio 106 de la Maison de Radio France à Paris lors d’une
interprétation en public par le groupe « Rébétiko Tsardi » et
a constitué une première mondiale.
En Grèce, comme ailleurs, les cultures marginales qui ont su
gagner l’adhésion du peuple ont toujours fait peur.
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